PC   Alice : An Interactive Museum   Aventure   1991  PAR Folkefiende 
















Synergy Interactive est un éditeur assez particulier dans le vaste paysage du jeu sur ordinateur. Dans la première moitié des années 90, cette société s'est employée à publier - et à localiser ! - un petit nombre de jeux d'aventure expérimentaux profitant du format CD-ROM ; un standard qui n'en était encore qu'à ses débuts, mais qui se montrait déjà particulièrement attrayant grâce aux nouvelles capacités de stockage qu'il permettait. Synergy a fini par disparaître dans l'oubli après quelques dernières publications aujourd'hui introuvables, mais il est malgré tout parvenu à se faire connaître auprès d'une petite niche... et ce principalement grâce à un jeu sorti en 1993 et devenu plus-ou-moins culte depuis : Gadget: Invention, Travel, & Adventure. Celui-ci a été conceptualisé par un certain Haruhiko Shono, qui n'en était pourtant pas à son coup d'essai puisque c'est aussi lui qui s'est chargé de designer le premier jeu édité par la boîte : Alice: An Interactive Museum, développé par Toshiba-EMI et sorti en 1991 au Japon.

Comme son nom l'indique, le jeu s'inspire de l’œuvre de Lewis Carroll - enfin, plus ou moins. C'est une interprétation très libre, en fait... Ouais, c'est le moins qu'on puisse dire. Lorsque le jeu commence, vous vous trouvez dans un étrange hall en noir et blanc où résonne le bruit d'un orchestre en train d'accorder ses instruments. Après avoir vu quelques peintures apparaître sur des châssis disposés ça et là, vous voilà téléporté dans un hall bruyant, en face d'une porte d'où résonne une ambiance de fête. Cependant, l'ouvrir ne révèle qu'une pièce entièrement vide... enfin, à l'exception d'une toute petite flaque d'eau, que le toit fuyant a laissé se former au sol. Après inspection, il se trouve que de cette tâche d'humidité peut émerger une armoire entière, qui contient par ailleurs une pile de bouquins dont l'un sert de portail vers un autre monde. C'est ainsi que vous vous retrouvez dans une pièce en désordre, au milieu de laquelle trône une petite peluche de lapin... capable d'invoquer le Lapin Blanc que tout le monde connaît, qui vous invite ensuite à le suivre.




Cela dit, ce n'est non pas dans le Pays des Merveilles que vous atterrissez mais plutôt dans des appartements vides de présence humaine, quoique décorés comme si quelqu'un y habitait encore il y a quelques instants. Et les peintures qui ornent ces murs ne sont pas n'importe lesquelles - elles sont signées du nom d'un artiste qui existe réellement, Kuniyoshi Kaneko. Car cet Alice est avant tout une collaboration !

Kuniyoshi Kaneko est un peintre et plasticien Japonais, né en 1936 dans la préfecture de Saitama au nord-ouest de la capitale. Il s'intéresse dès son plus jeune âge aux arts en tout genre, et il prend même des leçons de ballet en cachette à l'âge de 15 ans après avoir été marqué par une performance de Sonia Arova. Lors de ses études au Collège des Arts de la prestigieuse Nihon University qu'il intègre dès ses 19 ans, il s'intéresse aussi bien aux arts traditionnels japonais comme le théâtre kabuki qu'aux divers courants occidentaux dans la mode et le design - un atmosphère créative hétéroclite qui sera le terreau de son imagination fertile. De là naît une longue carrière qu'il exerce d'ailleurs encore aujourd'hui - on a pu encore l'apercevoir récemment à la télé japonaise - qui l'a amené à produire de nombreuses toiles ainsi que toute une collection de dessins et autres créations visuelles. Il a par ailleurs illustré certaines éditions de romans du penseur français Georges Bataille, comme L'Histoire de l'Œil ! À vrai dire, il a même sa petite notoriété, au moins au Japon, puisque ses services ont été sollicités pour les couvertures de ré-éditions japonaises de... classiques de Shakespeare.

Ce qui peut paraître étrange voire perturbant quand on connaît son style, unique s'il en est ! Effectivement : Parler de surréalisme n'est ici par une extrapolation, puisque son travail s'inscrit - à sa manière - dans l'héritage d'artistes comme Salvador Dalí, Paul Delvaux, René Magritte ou Leonor Fini. À cette base se mêlent l'érotisme aguicheur des pin-up américaines des '50s comme on pouvait les voir dans des magazines comme Playboy, et un goût prononcé pour les situations ridicules mais dérangeantes qui rappellent les avant-gardes ero-guro tokyoïtes de la première moitié du vingtième siècle. C'est un mélange sacrément improbable, mais aussi un style très personnel ; la personnalité qui se dégage de ces œuvres est d'autant plus excentrique qu'elle baigne dans un véritable univers individuel formé par tout un tas de petites détails récurrents : Les mannequins androgynes, la peau pâle, les pantalons ouverts, les fourchettes, les petites tâches de sang, les poissons, etc. Pas de doute ; les peintures de Kaneko, elles viennent vraiment d'un autre monde !

L'idée de Shono était donc d'amener le joueur à vivre une expérience interactive - dans le style d'un jeu d'aventure à la première personne - dont la patte du talentueux peintre serait l'élément central. Un défi s'il en est, surtout à une époque où les visuels complexes n'étaient encore qu'à peine abordés ! C'était clairement ambitieux... à vrai dire, peut-être même un peu trop. Cela dit, on ne peut clairement pas lui retirer l'honneur d'être une création vraiment atypique, et assumée de bout en bout !




Visuellement, le choix d'utiliser des CGs réalistes issues de photos digitalisées était assez osé. Elles sont d'ailleurs vraiment soignées, surtout pour un jeu si vieux, mais ce n'est pas là seulement qu'elle brillent - le simple choix artistique en lui-même s'est montré étonnamment judicieux au final, puisque le contraste que cela crée avec les situations sans queue ni tête qui se déroulent devant vos yeux ne fait que magnifier davantage l'ambiance incroyable de l'imaginaire de Kaneko. Car si cette suite de pièces est effectivement remplies d’œuvres du maître, c'est bien jusque dans les moindres détails de l'ameublement que s'immisce la folie insensée de l'artiste : Ne vous étonnez pas, donc, en ouvrant un tiroir, de tomber sur un bassin où sautille saute un poisson ; ou encore de voir une pièce toute entière perdre le sens de la gravité en voulant simplement ausculter un chapeau !

C'est d'ailleurs moins dans un musée dans le sens classique du terme que vous vous mouvez que dans l'atelier même où Kaneko prépare ses étranges travaux - en jugent les nombreux bouquins et magazines qui traînent un peu partout, comme des numéros d'époque de Vogue ou Bazaar. Ne vous étonnez pas du nombre de titres en Français débordant des étagères - Kaneko est un francophile convaincu, et c'est d'ailleurs assez marrant de voir autant de référence au monde artistique et intellectuel français dans un obscur jeu japonais. En fait, il ne serait pas farfelu de penser que ces appartement luxueux sont purement et simplement l'intérieur de la tête même du peintre ; ça paraît même tout à fait plausible - après tout, on a vraiment l'impression ici de plonger au plus profond des influences artistiques qui ont façonné les œuvres qui ornent ce déstabilisant complexe. Et avec une fine attention aux détails, s'il vous plaît !



Du coup, comme le jeu se voulait porter ces tableaux à la vie, la plupart d'entre-eux sont interactifs - que ce soit dans le but d'offrir un gimmick sans aucun sens ou de présenter une énigme à résoudre. Et le concept en lui-même était franchement intéressant : Créer des énigmes à partir de créations surréalistes était une démarche vraiment originale et surprenante, en tout cas au moins qu'elle n'était audacieuse. Après tout, l'une des bases du game design est que la fonction doit précéder la forme dans le plus de cas possible ; mais ici, c'est tout le contraire qui était le postulat de base, puisque les seules ressources pour créer des puzzles était les délires quasi-automatiques de Kaneko. Mais s'il y a effectivement quelques trouvailles marrantes à résoudre, on arrive malheureusement là où le jeu se casse la tronche : Dans son exécution, il est juste globalement trop foireux.




Les œuvres interactives sont au final assez peu nombreuses comparé au reste de la labeur à travers laquelle on peine durant le reste du jeu. Le but est pourtant simple : Il faut mettre la main sur les 53 cartes d'un jeu entier, en les dénichant à travers le réseau de salles en lequel consiste l'environnement. Mais c'est un jeu d'aventure à la première personne pré-Myst, et ça se sent - il a mal vieilli. Alors, déjà, il n'y a ni moyen de tracer ne fut-ce que le nombre de cartes trouvées, ni système de sauvegarde. Ça aide pas... En plus, les déplacement sont laborieux et lents, et se déplacer à travers le jeu est du coup assez lourdingue. Mais le vrai problème, c'est surtout que les énigmes ne sont pas forcément très compréhensibles, et souvent assez mal pensées. Oh, il y en a bien qui sont assez simples - d'ailleurs, les cartes que vous trouvez donnent même des indices. Mais si tant sont si coriace, c'est moins parce qu'elles sont tordues dans leur logique que parce que l'ergonomie est complètement à côté de la plaque. On retrouve tous les problèmes du genre, de l'insupportable "pixel hunt" au clic en trop qui vous fait tout recommencer, sans compter les trucs qui ne s'enclenchent visiblement que quand ils l'ont décidé. Et il y a une salle en particulier dont le concept est tout simplement... euh... Disons que ça devient VRAIMENT abusé. À un point ou, hum...

Hé bien, comment dire...

Vous vous rappelez de DogDay ?

... Oui. Ben ouais, à ce point là.

En gros, vous vous retrouvez dans un casino. Oui, un CASINO ; vous sentez venir ce qui va arriver, hein ? Il y a donc des kinescopes, une table de poker et des machines à sous - qui fonctionnent tous à l'aide de jetons de différentes couleurs. Comment obtient-on ces jetons ? À une roulette qui, lorsqu'elle tombe sur une case de couleur, vous donne UN jeton correspondant. Et avec cela, vous devez non seulement gagner le PACTOLE à la machine à sous, mais aussi remporter DEUX manches au poker, et regarder dans un kinescope déterminé au HASARD puis cliquer au bon moment. Du coup, à chaque fois que ça rate, c'est-à-dire SOUVENT, vous devez RETOURNER à la roulette, pour obtenir un AUTRE jeton, peut-être pas de la BONNE couleur, et essayer de continuer à vous en SORTIR. Mais c'est pas le pire, hé. Non, non. En fait, avec cette roulette, vous avez à peu près autant de chance de tomber sur une "mauvaise" case. Et que font ces cases ? Elles vous renvoient dans des pièces au hasard à l'AUTRE BOUT DU JEU, purement et simplement.

Oui, oui. Autant être clair : Ce passage rend le jeu insupportable à terminer. Si vous avez pas une chance de malade, vous l'avez dans le cul. Alors, certes ; ce n'est "qu'un" passage parmi d'autres qui sont tout de même bien moins retors - mais dans un jeu d'aventure, ça compte, surtout quand ça vous pourrit la possibilité même d'en arriver à bout.




Difficile, donc, de juger ce Alice: An Interactive Museum. Si la direction artistique est assurément aussi ahurissante qu'inimitable et le concept qui l'accompagne intelligent et plein de ressources, l'exécution n'est pas là : On sait jamais vraiment trop ce qu'on fait, l'ergonomie est vétuste, et beaucoup d'énigmes sont suffisamment mal foutues que pour certaines finissent carrément par rendre le jeu infaisable. Malgré tout, le jeu vaut malgré le coup d’œil, ne fut-ce que pour explorer l'univers artistique de Kaneko comme Shono l'a permis et profiter de son ambiance unique ainsi que des quelques moments d'interaction bien intégrés à l'ensemble.









« J'admire la polarité, et l'idée de combiner des choses de mondes différents.
Comment expliquer... Quand je combine les extrêmes,
c'est cela qui crée mon monde personnel. »

Kuniyoshi Kaneko















































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