PC   Dishonored   Infiltration   2012  PAR Frontispice 



La Série Dishonored





Note : cet article contient bien évidemment quelques SPOILERS assez limités.

A l'occasion de la sortie récente de Dishonored 2, j'ai trouvé interessant d'inaugurer ma présence sur ce site par la publication d'un article consacré à cette série que je porte particulièrement dans mon coeur.
Elle a été développée par un studio lyonnais, Arkane Studios, dont je vais commencer par dresser un court portrait, qui fera office d'historique.
Arkane Studios : les spécialistes de la first person

La société Arkane Studios a été fondée en 1999 à Lyon. Tous leurs jeux jusqu'à aujourd'hui ont en commun d'être tous des jeux narratifs à la première personne, sans être pour autant des FPS – ce qui leur confère déjà une originalité assez remarquable.


Le premier jeu developpé par le studio fut Arx Fatalis sorti en 2002. Très remarqué à sa sortie, ce dernier obtient de nombreux prix. Toutefois, pour y avoir joué, je dois dire qu'il a quand même beaucoup vieilli, et que ses mécaniques certes originales se payent d'une prise en main assez catastrophique : le moins qu'on puisse dire c'est que ce jeu n'est pas player friendly. Autre aspect assez déplaisant du jeu : sa difficulté. La progression est complètement chaotique, les développeurs ont laissé constamment au joueur le soin de deviner la suite des événements, ce qui rend le jeu assez laborieux. Les aspects mémorables d'Arx Fatalis toutefois, c'est déjà son setting très audacieux, qui prend place dans une sorte de royaume souterrain, où hommes, gobelins, trolls, et autres créatures ont élu domicile après le déclin de leur soleil, et qu'il s'agira d'explorer, en transitant entre différentes zones, dirigées par des races différentes. On note ici le premier aspect central de tous les jeux d'Arkane Studios : l'exploration d'un microcosme (marqué, notamment, par des zones d'influence). Je reviendrai là-dessus à propos de Dishonored, en développant un peu ce que j'entends à ce propos, mais il s'agit vraiment d'un aspect central de leur game design. Autre aspect important de la touche Arkane qui apparaît d'ores et déjà avec Arx Fatalis, c'est l'insistance porté sur la première personne, à travers toutes ses composantes. D'abord, l'immersion, avec notamment cette idée assez rare dans un FPS de rendre visible les parties du corps de l'avatar pour augmenter le sentiment d'habiter un corps.  Ensuite, le sentiment d'interaction profonde avec le setting : la possibilité de prendre des objets, de les déplacer grace à une physique réaliste, et d'interagir avec eux. Je me souviens notamment d'avoir fait griller des poissons en les placant à côté d'un feu pour augmenter leur capacité de soin. Le jeu développe comme ça tout un aspect crafting très réaliste qui insiste sur l'interaction. On retrouve la même chose dans la progression : le joueur doit sans cesse interagir  avec des objets de l'environnement (barreaux, caisses, poulies, etc.) pour progresser dans le monde.


La pochette du jeu et quelques screenshots.


Le deuxième jeu d'Arkane, Dark Messiah of Might and Magic, sorti en 2006, ne fait qu'approfondir encore cette dynamique. Le jeu s'appuie sur la physique du moteur Source de Valve (utilisé pour Half Life 2) pour augmenter le sentiment d'interaction réaliste avec les éléments du décor, et ajoute à cela un élément qui sera essentiel dans Dishonored : la possibilité de réaliser un objectif de plusieurs manières possibles, avec un gameplay émergent très inspiré de Deus Ex (développé par Ion Storm et publié en 2000) qui sera la marque de fabrique de la série. L'immersion de la première personne s'approfondit encore davantage, avec une feature qui me semble caractéristique de Dishonored, la possibilité de regarder derrière les coins des murs, en se penchant d'un côté ou de l'autre : cela peut paraître anecdotique mais ça renforce en fait énormément le sentiment d'emprise sur le corps de l'avatar, pour créer un sentiment de corporéité que je n'ai jamais retrouvé dans aucun jeu à la première personne quel qu'il soit, et qui fait vraiment à mon sens de Arkane les maitres incontestés de la first person. Arkane développe également dans Dark Messiah un aspect central de son game design : la rejouabilité – avec la possibilité de refaire le jeu en optant à chaque fois pour des orientations de gameplay différentes (magie, combat à distance, discrétion, combat au corps à corps, etc.). Dark Messiah est assurément le jeu le plus linéaire d'Arkane, puisque l'aspect exploration y est relativement limité, et contrairement à Arx Fatalis, qui laissait le joueur libre d'explorer l'univers, on est ici contraint de suivre l'ordre des chapitres ou des missions. On trouve ici un autre élément essentiel de Dishonored (que j'aime beaucoup personnellement) : la progression semi-linéaire, organisé en niveaux semi-ouverts, que le joueur est libre d'explorer à sa guise. Ce qui pèche le plus dans Dark Messiah, c'est clairement son scénario, qui est relativement pauvre et peu inventif, puisqu'il ne fait que reprendre le lore de la saga Might and Magic, en y ajoutant une histoire bateau et des personnages assez plats.


Idem



Dishonored (2012)







C'est donc en mélangeant tous les aspects que nous venons de mentionner : première personne immersive, exploration d'un microcosme, gameplay émergent, rejouabilité, et narration semi-linéaire que les lyonnais d'Arkane Studios sortent en 2010 le jeu de la maturité, après les essais un peu bancals des années 2000 : Dishonored.
Je vais commencer par présenter les aspects du jeu qui ne varieront pas dans le suivant, donc principalement des éléments ayant trait à la structure générale du jeu, à son gameplay et à son level design, pour insister ensuite sur des aspects plus spécifiques de ce premier Dishonored, en particulier son ambiance, sa direction artistique et son scénario. Pour qu'on comprenne un peu mieux de quoi il s'agit, tout de même, je commence par un bref synopsis.


Synopsis

A son retour d'une campagne à l'étranger, Corvo Attano (le personnage que vous incarnerez tout le long du jeu), protecteur royal de l'impératrice de l'Empire des Îles, Jessamine Kaldwin, assiste impuissant à son assassinat par de mystérieux hommes masqués, puis est accusé à tort d'avoir commis l'acte. On se rend immédiatement compte que tout cela était un coup monté par le Lord Régent, Hiram Burrows, pour s'emparer du pouvoir et vous écarter, ainsi qu'Emily Kaldwin, la fille de l'impératrice. Vous parvenez cependant à vous échapper de la prison où vous avez été enfermé, avec l'aide de mystérieux adjuvants, qui s'avéreront être les Loyalistes, un groupe de notables, mené par Lord Pendleton et par l'amiral Havelock, qui prétendent vouloir restaurer le pouvoir de l'héritière légitime : Emily Kaldwin. Parallèlement, Corvo fait une incursion dans les contrées du Void, situées derrière le voile de la réalité, et reçoit la marque de l'Outsider, un mystérieux jeune homme aux yeux noirs, qui lui confère des pouvoirs surnaturels. La majeure partie du jeu consistera à effectuer des missions pour le compte des Loyalistes, au terme desquelles vous devrez éliminer un ou plusieurs opposants à la restauration et enlever des personnages importants, à savoir Emily Kaldwin ainsi que le physicien de l'impératrice, Anton Sokolov.


L'impératrice Jessamine Kaldwin, le Royal Protector Corvo Attano, l'héritière Emily Kalwin, et le Lord Regent Hiram Burrows. //// La marque de l'Oustider.


La structure semi-linéaire : Dishonored ou l'anti-open-world

Je voudrais commencer par mettre en avant ce qui me semble être à la fois le trait majeur et l'atout central de la série en général : Dishonored est ce que j’appellerai un anti-open-world. Mais attention, le préfixe anti n'est pas à comprendre ici en termes privatifs, mais plutôt dans le même sens qu'il revêt dans l'expression anti-matière, par exemple, c'est à dire non pas l'absence de matière, mais le symétrique parfait de la matière, son antithèse intégrale. De même, Dishonored n'est pas un anti-open-world au sens où il serait simplement un jeu linéaire – comme beaucoup de FPS – dont la notion d'open world serait tout simplement absente ; Dishonored est un anti-open-world au sens où il n’exclut pas le concept d'ouverture, ou de choix, qui caractérise l'open world, mais il le retourne en fait comme une chaussette. Il en constitue l'antithèse parfaite, l'expression inversée. Cette inversion a tout à voir avec ce que je désignais plus haut comme l'exploration d'un microcosme et qui était déjà présent dès Arx Fatalis dans les productions d'Arkane.

Je m'explique : prenez Skyrim, archétype de l'open world. Dans Skyrim, vous voyez une montagne au loin, et l'un des objectifs majeurs des développeurs est de vous faire comprendre que vous pouvez vous y rendre. L'open world est donc caractérisé par un mouvement fondamentalement fuyant, centrifuge, exophile ou endophobe, cela dépend comment l'on voit les choses, mais l'esprit fondamental du joueur d'open world est d'aller vers l'extérieur. L'open world est basé sur la surprise, sur le renouvellement pléthorique, sur l'horizon inatteignable et incessamment renouvelé des lieux possibles, des aventures possibles. D'où la propension des développeurs de jeux open world a multiplier les extensions, les DLC, dont CD Projekt a donné récemment un exemple très représentatif avec The Witcher III.

Dishonored, c'est l'exact inverse. L'horizon est fixé. Il est d'emblée clairement délimité par la narration, qui fixe un cadre, un contexte inaltérable, dont on ne peut sortir. Le caractère carcéral de l'univers steampunk teinté de 1984, sur lequel je reviendrai plus loin, vient ajouter encore à ce sentiment d'enfermement, d'espace clos. Et de même, plus structurellement, le fait d'avoir d'emblée en tête un objectif a accomplir fait que l'espace est presque inconsciemment organisé, aussi bien dans le level design que dans la tête du joueur, autour de cet objectif, excluant ainsi la tendance centrifuge de l'open world. L'attention est focalisé sur un lieu par excellence, le lieu où l'action doit se produire, où l'assassinat doit être perpétré, où l'abduction doit avoir lieu.

Le lieu de l'action avant l'action...

Et pourtant cette exclusion totale de toute perspective lointaine, fuyante, n'élimine pas pour autant la possibilité de l'exploration, et c'est même précisément dans l'exploration que le joueur de Dishonored trouve une partie essentielle de son plaisir. Mais l'exploration ne suit pas la même tangente que dans l'open world, elle ne naît pas de la même nécessité profonde. Ici, la tangente n'est pas centrifuge mais endophile, elle ne se prolonge pas à l'infini vers l'extérieur, mais se rapproche au contraire sans cesse du cœur de la scène, de son intérieur, telle une asymptote mathématique, en passant par une série labyrinthique de micro-seynettes intermédiaires, de sous-mondes, d'anti-chambres dont la ramification est fractale, infinitésimale, plutôt qu'exponentielle, pléthorique comme dans un open world. L'espace est défini a priori, sa limite est d'emblée fixée, mais c'est son contenu interne, son intimité, ses entrailles que le joueur aura pour but de déplier au gré de ses parties. Le joueur d'open world est un compulsif, un collectionneur insatisfait, toujours en quête d'un nouvel item, d'un nouveau lieu, d'une nouvelle quête ; le joueur de Dishonored est un obsessionnel, un analyste, un chirurgien méticuleux, qui explore l'intérieur d'un monde et recherche non pas l'extension pléthorique, mais la connaissance exhaustive.

Remarque par ailleurs à ce titre : on a souvent reproché à Dishonored de manquer un peu à sa promesse de richesse et de variété, et de ne pas honorer par conséquent sa parenté souhaitée avec Deus Ex, mais pour avoir refait ce premier opus après avoir fini le deuxième – qui est d'une richesse extraordinaire – je trouve qu'il était déjà extrêmement riche sur ce plan, et donc mon insistance sur cette richesse interne des micro-univers que l'on visite est pleinement fondée à mon sens. L'avis contraire vient à mon avis de ce qu'on ne se donne pas suffisamment le temps d'explorer tous les objectifs secondaires et les ramifications du décor, parce que lorsque l'on prend la peine de le faire, la richesse est plutôt au rendez-vous dans l'ensemble.


Un level design de maître orfèvre fondé sur la rejouabilité


Vous l'aurez compris, le point fort de Dishonored, c'est son level design. (En ce qui me concerne, je trouve qu'il avoisine la perfection.) C'est de ce level design que va naître toute cette dynamique d'exploration d'un microcosme dont j'ai essayé de mettre en avant l'originalité, la spécificité dans le paragraphe précédent. La relation profonde entre la façon dont les niveaux sont construits, pensés, et cette dynamique de gameplay, s'appuie à mon sens sur plusieurs aspects distincts bien qu'interconnectés.
Premièrement, ce que j’appellerais l'effet bullet time. C'est peut être l'aspect le plus abstrait, le plus relatif à mon ressenti personnel aussi, sur lequel je voudrais m'appesantir ici. Ce que je nomme « effet bullet time », c'est la sensation de se déplacer dans un instant suspendu du temps. Les niveaux de Dishonored, comme je l'ai mentionné plus haut, sont tous organisés autour d'un événement ou d'un lieu central, et par conséquent, la temporalité semble comme suspendue autour de cet événement ou de ce qui se déroule à cet endroit donné. Pour prendre un exemple, toute la première mission est comme suspendue autour du moment où l'Overseer Campbell va tenter d'empoisonner Martin Curnow. On a le sentiment de se déplacer dans une tranche de temps, dont on découvre progressivement toutes les ramifications, comme si l'on avait en quelque sorte le don d'ubiquité. Ce sentiment de quasi-ubiquité est d'ailleurs principalement suscité par les pouvoirs de Corvo, notamment le fameux « blink », qui permet de se déplacer instantanément vers des endroits physiquement inaccessible. On zappe ainsi d'une conversation à une autre, d'une pièce à une autre.

... et pendant l'action.

Deuxièmement, la narration par l'espace, qui est directement liée à cet effet bullet time, bien qu'elle ne s'y confine pas. L'effet bullet time insiste en effet sur la spatialité des événements plutôt que sur leur organisation dans le temps, qui est assez indifférente, et incline donc par conséquent la narration plutôt dans le sens d'un réseau de seynettes, ou de lieux d'intérêts distribués dans l'espace, que dans celui d'une succession de passages narratifs. Mais cette spatialité dans la narration se retrouve aussi dans le décor lui-même, ainsi que dans les éléments avec lesquels le joueur peut interagir ; typiquement, les textes, par exemple. Les textes sont organisés dans l'espace d'une façon qui n'est pas sans rappeler les enregistrements audio des Bioshock (avec les fameux audiographes que l'on peut écouter), et sont donc voués non pas à s'inscrire dans la continuité d'un scénario linéaire, mais à raconter quelque chose à propos de l'endroit où ils sont retrouvés, des intrigues plus ou moins importantes qui s'y déroulent, teintant ainsi les lieux d'une histoire qui superpose un sens au décor immobile, et lui confère une sorte de vie invisible, qui trouve sa place dans l'imaginaire du joueur. Mais au delà des textes, les décors, eux-mêmes, dans leur fixité et leur neutralité apparente ont un sens. Dishonored partage ainsi un trait caractéristique avec Bioshock, qui est la démonstrativité des lieux : le lieu raconte d'emblée quelque chose, un milieu social, une ambiance, un passé. L'histoire se déploie dans l'espace.

Un audiographe à récupérer

Enfin, la caractéristique la plus évidente du level design de Dishonored est la rejouabilité. Or cette rejouabilité se fonde essentiellement sur la minutie de la structure, et par conséquent sur le grand nombre de micro-possibilités qu'elle offre. J'aimerai insister sur cette importance du détail dans le level design de Dishonored - qui justifie l'emploi de l'expression "maître orfèvre" dans le titre de ce paragraphe : les niveaux de Dishonored ne sont pas tracés au couteau, ou à la truelle, mais bien au stylet ou au scalpel. L'une des signatures de ce jeu, notamment, est l'inscription dans le décors d'un certain nombre d’éléments qui permettent le déplacement du joueur : tuyaux, trappes lampadaires, auvents, ventilateurs, etc., et que le joueur apprend au fur et à mesure à voir et à identifier.

Les décors ciselés de Dishonored.


Dishonored est un jeu qui développe le sens de l'environnement. Et la rejouabilité se joue par conséquent dans la variété des chemins possibles. L'exemple récurrent de cette rejouabilité liée aux itinéraires dans l'espace sont les fameux walls of light, portail électriques conçus par le savant Anton Sokolov qui pulvérisent celui qui passe au travers. Outre la possibilité de les désactiver ou encore d'inverser leur sens grâce aux rewire tools, le joueur a aussi la possibilité de les contourner par de multiples itinéraires, qui parfois implique des mini-quêtes annexes. Certains personnages vont aider le joueur à débloquer certains passages, ou lui indiquer des itinéraires secondaires. C'est ainsi que le microcosme de Dishonored se peuple d'un réseau d'intrigues et d'existences parallèles, que le joueur peut choisir de rencontrer ou non dans sa course.


Un wall of light et différentes façons de le contourner

De plus, outre ces traits généraux, chaque niveau possède aussi sa touche personnelle, sa structure propre, qui lui confère sa saveur. Dans ce premier opus, je peux mentionner au moins deux niveaux qui m'ont marqué par la spécificité de leur agencement. Dans le premier, intitulé The Royal Physician, le joueur doit traverser un pont type Tower Bridge pour se rendre dans la demeure d'Anton Sokolov, afin de l'abducter. Ce qui m'a frappé dans ce niveau, c'est le contraste entre l'apparente linéarité du pont, comme un chemin tracé, obligatoire, que le joueur est forcé d'emprunter, et le nombre d'options possibles pour le traverser, le sentiment de liberté pendant cette traversée. Il est ainsi possible de grimper sur la moindre poutre métallique, de se déplacer sur le moindre cordage, ce qui fait vraiment du pont un squelette, une entité en soi qui dépasse son apparente linéarité. Dans le second niveau,qui a pour nom Lady Boyle's Last Party, la spécificité du niveau réside dans le fait que pour la plus grande part, il ne nécessite pas de dissimulation ou de discrétion : une fois pénétré dans le manoir de Lady Boyle, le joueur est libre de se balader à découvert parmi les invités et de discuter avec qui bon lui semble. C'est une rupture essentielle avec le reste du jeu qui fait de ce niveau une sorte de pause récréative très inventive, très marquante.

Le Kaldwin's Brigde. //// Une soirée masquée au manoir des Boyle


La flexibilité du gameplay émergent : léthal vs. non-léthal, discret vs. agressif

Je m'attarde un instant sur ce qui a constitué peut-être l'argument de vente numéro 1 du jeu à sa sortie, à savoir la flexibilité de son gameplay, qui comme nous l'avons déjà dit n'est pas sans rappeler Deus Ex. Sur quel point le gameplay est-il flexible, et jusqu'à quel point est-il flexible ? C'est ce que nous allons tenter d'élucider un peu ici.
Pour commencer par les points un peu faiblard du gameplay, il faut avouer que l'approche agressive de Dishonored a été un peu moins développée et moins privilégiée par les développeurs que l'approche furtive (un reproche que l'on pourra adresser aussi au 2, dans une moindre mesure peut-être). On n'est pas dans Dark Messiah ; Dishonored reste, au fond, un jeu d'infiltration. Il est vrai qu'un certain effort a été mis dans la création de pouvoirs spécifiques à l'approche agressive, comme le « windblast » (que je n'ai personnellement jamais utilisé), qui permet d'envoyer une rafale de vent dévastatrice sur les ennemis (un peu à la manière du Fus Ro Dah de Skyrim). La combinaison de certains pouvoirs, également, peut être exploitée de manière assez pittoresque dans une perspective agressive : vous pouvez par exemple, avec un bon timing, arrêter le cours du temps puis vous emparer du corps d'un des gardes pour le placer dans la trajectoire de la balle qu'il a lui-même tiré vers vous, transformant ainsi un homicide en suicide. On mentionnera également dans la même catégorie l'usage du rewire tool, que l'on peut utiliser pour retourner les walls of light contre les gardes (de même avec les tourelles électriques et les tourelles à canon). Mais à part les wall of lights, il est vrai que les éléments de décors liés au gameplay agressif sont moins nombreux que les éléments liés au gameplay discret. L'approche discrète profite d'un grand nombre de canalisations pour contourner un espace ouvert, de plaques métalliques derrière lesquelles il est possible de se dissimuler, de positions hautes (comme les lampadaires) permettant d'observer la scène d'en haut sans être vu. En ce qui concerne l'aspect agressif, le level design est moins profus que dans Dark Messiah, où l'on trouvait moultes grilles métalliques recouvertes de piques afin d'empaler les ennemis d'un coup de pied bien placé, ou encore des flammes où l'on pouvait allumer le bout de ses flèches. On trouve ainsi une petite contradiction entre l'ambition d'insister sur la variété des gameplays dans la veine de Deus Ex, et en même temps, le choix visiblement délibéré de faire davantage de Corvo un assassin frappant dans l'ombre qu'une machine à tuer. Mais encore une fois, cette potentielle critique est à nuancer au regard des éléments susmentionnés.

Les sleep darts (approche non-léthale) et le wind blast (approche agressive)

En revanche, la variété du gameplay trouve son expression la plus marquante dans le choix entre approche léthale et approche non-léthale, qui produit des orientations de gameplay significatives, ainsi que des orientations scénaristiques.
Les orientations de gameplay vont jouer surtout sur le type d'armes utilisé : les carreaux d'arbalètes et les balles de pistolet seront troquées contre des fléchettes endormantes dans le cas où vous opteriez pour une approche non-léthale. Le jeu donne la possibilité très intéressante d'accomplir tous les objectifs sans faire une seule victime. Et cette approche est d'autant plus intéressante qu'elle permet d'explorer des embranchements scénaristiques optionnels, la façon dont les cibles principales sont éliminées de manière non-léthale étant très variable selon la mission, et adaptée au contexte. Il est vrai qu'encore une fois, l'approche léthale est peut-être moins mis en valeur. Elle privilégie certes d'une grande variété sur le plan du gameplay, mais elle met fin aux missions de manière plus abrupte, et réduit finalement la richesse scénaristique de chaque mission. Je ne reviendrai pas sur ce déséquilibre qui a déjà été suffisamment discuté, mais une façon de voir les choses est de considérer le gameplay léthal comme le gameplay normal – sous entendu l'option de première partie – et le gameplay non-léthal apparaît plus comme une option de deuxième partie, améliorant la rejouabilité du jeu.

Pas nécessaire de tuer un ennemi pour le neutraliser... En revanche il faut accomplir certaines actions spéciales.

Les orientations scénaristiques, quant à elles, sont liées à la notion de chaos. Plus le joueur commet de meurtres ou laisse les rats dévorer les cadavres, plus le chaos augmente, influant sur la fin du jeu. Si le chaos est bas, le joueur débloque une fin plus positive. Cet aspect assez moralisateur du jeu a été très critiqué, et je reconnais que dans ce premier opus, le manichéisme est plutôt au rendez-vous, ce qui est assez décevant, étant donné le setting plutôt cynique et sombre du jeu, qui est au contraire tout en nuances de gris. En plus de cela comme je l'ai noté, les options non-léthales sont toujours plus riches et plus intéressantes. Donc finalement, rien n'invite à choisir l'approche léthale à part la paresse du joueur. C'est un peu dommage, car on pourrait imaginer qu'il y ait aussi un intérêt à choisir le "Côté Obscur" (par exemple, plus de stuff, plus de pouvoirs, ou autre).

Les dessins d'Emily sont un indicateur pour savoir si vous avez outrepassé les bornes entre "homme utile" et "véritable salaud".


Un scénario un peu décevant mais un univers marquant

En dernier lieu, il s'agirait de mentionner tout de même l'un des aspects les plus faibles, les plus controversés de ce jeu, sur lequel il n'était pas attendu mais a suscité tout de même des déceptions, à savoir son scénario. Pour le dire rapidement avant de passer aux choses plus positives, le plot twist est on ne peut plus téléphoné, et on le voit venir à 200 km. De plus la structure scénaristique est simple, on ne s'appesantit pas trop ici sur le détail des personnages et des lieux. Le plus intéressant, finalement, ce sont les petits détails, les liens qui unissent les personnages entre eux, les petites intrigues secondaires, qui font l'intérêt d'une trame narrative qui dans ses grandes lignes, n'a rien d'exceptionnel.

Toutefois, et j'aimerais insister tout particulièrement là dessus car il me semble que c'est un des atouts essentiels de cette série, le lore, l'univers sont extrêmement travaillés, extrêmement riches pour un jeu de ce type et de cette durée de vie. Disons un mot de cet univers à nulle autre pareille. Sa première caractéristique marquante est son style steampunk victorien très marqué. Je suis personnellement fan de ce genre d'esthétique et de setting, et force est de constater que les jeux vidéos steampunk ne courent pas les rues. (On peut mentionner un autre titre génial dans cette catégorie : Bioshock Infinite.) Mais Dishonored ne se contente pas d'écumer les poncifs du genre ; il va d'une certaine façon jusqu'à le réinventer. L'univers de Dishonored a quelque chose de relativement unique. Déjà par son caractère hétérotopique, c'est à dire par la diversité surprenante des références qu'il convoque.

Une carte de l'Empire des Îles (tirée de Dishonored 2)

Au cœur de cet étrange cocktail, il y a la conjugaison entre univers victorien et dystopie à la 1984. L'esthétique et les costumes des personnages rappellent très nettement le Londres de la seconde moitié du XIXe siècle, mais les hauts parleurs et l'univers carcéral flirtent avec Orwell. Il faut noter à ce titre que le directeur artistique de Dishonored est Viktor Antonov, le directeur artistique bulgare de Half Life 2, autre sommet de 84isme. On retrouve les mêmes traits anguleux et sombres dans les architectures et le design des personnages, mais avec quelques fulgurances plus colorées comme le manoir des Boyle.

Viktor Antonov

Le style anguleux d'Antonov : Les recharges de bouclier et de HP dans Half Life 2. //// Une voiture sur rail de Dishonored. //// La salle à manger du manoir des Boyle

On trouve aussi dans ce savant mélange une goutte d'Herman Melville (Moby Dick), puisqu'une partie importante de l'économie de la cité de Dunwall est basée sur l'exploitation de l'huile de baleine. Dishonored s'enrichit ainsi d'une dimension maritime très forte, aux accents celtiques, et la brise qui souffle sur Dunwall nous colporte les récits de baleiniers et même leurs chansons, comme le fameux What we'll do with the Drunken Whaler (reprise de la chanson traditionnelle irlandaise Drunken Sailor), que sifflotent de temps à autre quelques gardes.

S'ajoute à cela tout un folklore ésotérique, qui semble remonter à un passé plus ancien et tranche de manière assez curieuse avec ce setting industriel et victorien. Ce passé occulte, on le trouve dans la lutte antédiluvienne entre les apôtres de l'Outsider, d'une part, ceux qui ont noué des relations avec la contrée transcendante du Void et en retirent des pouvoirs surnaturels – à l'instar de notre héros, Corvo Attano – et les Overseers, inquisiteurs partisans du respect des Sept Ecritures, qui organisent des pèlerinages dans leur fief de White Cliff, et punissent tous ceux qui ont osé s'acoquiner avec l'Outsider. On le retrouve aussi dans la philosophie naturelle de Sokolov et de Joplin, mélange d'occultisme et de savoir rationnel, qui rappelle les ambiguïtés des premiers philosophes naturels, comme Newton.

L'Outsider et un Overseer

On rajoutera encore à cela une petite touche de Dickens, avec tout un trombinoscope de personnages truculents qui traverse toutes les sphères de la société, de l'aristocrate so british Lord Treavor Pendleton, au truant patibulaire Slackjaw (qui n'est pas sans rappeler le personnage de Daniel Day-Lewis dans Gangs of New York), en passant par le philosophe naturel frustré Piero Joplin (superbement doublé en anglais par Brad Dourif). Les sphères aristocratiques en particulier sont magnifiquement caricaturées dans la mission chez Lady Boyle dont j'ai parlé plus haut.

Lord Treavor Pendleton //// Slackjaw


Je recommande à ce propos de jouer au jeu en version anglaise, recommandation qui vaut aussi pour le 2, bien que le jeu ait été produit par un studio français, car d'une part les voix anglaises aident particulièrement à ce plonger dans ce décor victorien très british, mais aussi, d'autre part, parce que les voix françaises ne sont pas à mon sens à la hauteur de la qualité du jeu (c'est encore plus vrai dans le cas du 2). Un petit coup d’œil sur le cast anglais vous révélera une panoplie d'acteurs très sympa (dont Brad Dourif, dont j'ai parlé plus haut, qui m'a aussi beaucoup marqué dans le rôle de Saavedro dans le 3e opus de la saga Myst).

Enfin, il faut ajouter à cela le goût d'Arkane Studios pour la noirceur et l'insalubrité. A la dimension carcérale (walls of light, hauts-parleur, gardes, et alarmes) vient se superposer une dimension épidémiologique. Ainsi la ville de Dunwall est en proie à la peste, qui s'incarne dans la présence rampante et anxiogène de rats carnivores, qui dévorent un homme vivant entier en quelques secondes, et dans celle des redoutés Weepers, des malades de la peste putréfiés qui crachent de la bile noire et tentent de vous mordre. Les deux dimensions, carcérale et clinique, sont même superposée dans la personne de Sokolov, qui fait enfermer des citoyens pour étudier les effets de la peste sur eux et élaborer son élixir. Cette peste est d'ailleurs un agent important du jeu, car le fait de rependre des cadavres dans les rues de Dunwall accroîtra la quantité de chaos que vous y mettez en répandant les rats et donc la peste, et débouchera sur une fin plus sombre. Une partie de la poétique de Dishonored, à mon sens (encore une fois c'est hautement subjectif), vient de l'analogie entre cette dimension organique, corporelle omniprésente, dans ses manifestations les plus dérangeantes, les plus parasitaires, et l'exploration d'un monde, la cité de Dunwall, qui est elle-même comme un grand organisme, dont on explore les entrailles, dont on ausculte les dysfonctionnements, dont on comprend les mécanismes pour mieux en user à notre avantage. Le héros, Corvo Attano, homme dégradé et relégué, est à l'instar de ces rats, un être de l'ombre, un parasite effrayant qui sort de l'invisible pour instiller le chaos, et peut-être faire émerger de ce chaos un nouvel ordre.


Un weeper peint par Sokolov. //// Une publicité pour l’élixir contre la peste de Sokolov. (potions de soin du jeu)


Conclusion

On peut dire, pour conclure, que Dishonored combine ensemble un univers très riche, fait de nombreuses nuances, mélangeant de nombreuses influences, et un level design taillé comme un diamant. Ce sont les deux atouts qui seront encore davantage améliorés dans le deuxième opus, et qui sont la marque de fabrique de la série. Par conséquent, si l'on passe le scénario un peu faiblard, l'intérêt de Dishonored réside avant tout dans la mise en espace de l'univers et de l'histoire, qui est magnifiquement réussie.

NB : Je m'excuse si les screenshots ne sont pas de moi. Je n'ai pas trouvé le moyen de faire fonctionner l'impression d'écran sur Dishonored. La plupart des images sont tirées du wiki : http://dishonored.wikia.com/wiki/Dishonored_Wiki


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