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Cet article est un dossier analysant en détail la conception et le contenu de Live A Live. L'auteur a aussi produit un article plus proche de la découverte ici.
ライブ・ア・ライブ
Live-A-Live
[Live a live (en), litt. « vivre une vie »]
Fiche :
Genre | J-RPG |
Plate-forme | Super Famicom |
Producteur & éditeur | Squaresoft |
Sortie | 2 Septembre 1994 |
Prix de vente | 9,900円(hors taxe) |
CERO | 【VC】CERO:B(+12) |
Re-sortie | Sur Virtual Console le 24 juin 2015 |
Ventes estimées | 270 000 exemplaires |
Staff
Director, Scenario Writer : 時田 貴司 (Tokita Takashi) [Voir aussi : Final Fantasy IV (1991, Game Design), Hanjuku Eiyuu (série depuis 1988, Scenario Writer et Directeur), Chrono Trigger (Direction avec Kitase Yoshinori), Parasite Eve (Direction, Story)]
Scenario Writer (pour les scénarios préhistoire & futur proche) : 井上信行 (Inoue Nobuyuki) [Voir aussi : Legend of Mana (1999, Production et scénario), MOTHER 3 (2006, Direction)
Musique : 下村陽子 (Shimomura Yoko) [première œuvre à son arrivée à Square, après qu'elle eut quitté Capcom]
Il est des jeux qui ont parfois un destin surprenant. Il s'agit souvent de jeux qui, demeurés parfaitement inconnus en Occident où ils ne sont pas sortis (et cela est particulièrement vrai du cas des générations NES, Super NES et Playstation 1, que l'on a l'habitude en France de classer comme troisièmes, quatrièmes et cinquièmes générations), n'en ont pas moins connu un relatif (voire parfois franc) succès dans leur pays d'origine, nommément le Japon, jusqu'à devenir là-bas des classiques, tandis qu'ils nous demeurent parfaitement inconnus des années plus tard, sans doute pour le rester. Mais un autre phénomène amusant vient alors se greffer à ce premier : il arrive que parfois, les années aidant, avec le développement d'internet et les niches de passionnés de jeux japonais qui se créent au début des années 2000, certaines personnes se mettent en route pour faire redécouvrir certains jeux, notamment par des traductions amateurs, triomphant de milliers de longues et fatigantes lignes de codes sibyllines pour, ultimement, le proposer à un marché de joueurs intéressés mais hélas peu au fait de la langue de Sôseki, tandis que, ô comble, le même jeu connaît un relatif succès au sein de cette même petite, si petite communauté de joueurs étrangers, s'offrant le luxe du titre souvent flatteur de « jeu de niche ».
Ainsi, on voit souvent Live-A-Live comme une sorte, ou bien de gemme réprouvée qui a été maudite par la postérité et qui ne demeure connue que par les « vrais joueurs » (comme on le lit souvent sur des forums anglophones), ou bien encore comme un jeu médiocre, n'étant encensé que par une minorité de hipsters s'enorgueillissant de connaître des jeux soi-disant bons qui ne seraient jamais sortis hors du Japon, quand ces derniers ne seraient en réalité que de mauvais jeux à proportion de la raison pour laquelle on aurait refusé de les localiser en leur temps (cas par exemple de tests que l'on peut trouver sur certaines sites spécialisés occidentaux). Pourtant, entre ces deux visions brillamment occidentalo-centrées, on parle d'un jeu qui s'est rapidement imposé comme un classique au sein du public japonais, si bien qu'il figure définitivement parmi « les grands jeux de la SNES », certes non pas avec la même force que Final Fantasy IV ou Dragon Quest V, mais suffisamment pour être l'équivalent pour nous, si l'on m'autorise un comparatif familier, d'un Shadow Hearts pour la PS2 (le même Shadow Hearts qui marcha encore mieux en son pays natal qu'il ne marchât chez nous), c'est-à-dire un de ces jeux que l'on ne manque jamais de signaler quand l'on doit faire une liste de « ce que la Super Famicom a connu de mieux ». Au reste, pour quiconque fréquente un peu le net japonais, il sera aisé de remarquer combien, au sein du jeu vidéo amateur, Live-A-Live est un topos particulièrement prisé par le jeu vidéo parodique, ce qui est un honneur renvoyé aux créateurs eux-mêmes, qui envisageaient, nous le verrons, Live-A-Live comme étant précisément un jeu parodique.
C'est en traitant de cette réputation de classique qu'il faut aborder Live-A-Live, si on veut comprendre sa nature de jeu dans le lieu culturel où il est né, et non pas comme un objet de fétichisme pour joueurs occidentaux ayant soif de briller (soit par la positive en se croyant apprécier des jeux que nul ne connaîtrait, soit par la négative en niant les qualités objectives d'un jeu).
I. L'histoire derrière le jeu
La Création : les gens derrière Live-A-Live
Live-A-Live est sorti fin 1994, la même année que Final Fantasy VI. Sa production a sans doute commencé en 1993, voire 1992, aux tous débuts de la SNES, qui venait d'arriver sur le marché japonais en 1991. A cette même époque, Square fait preuve d'une immense inventivité, et commence une période que l'on a souvent qualifiée (à raison) « d'âge d'or » pour la compagnie tokyoïte, notamment du fait de sa surprenante tendance à accepter les projets les plus fous de la part de ses créateurs, et de s'essayer aux hardiesses les plus diverses : nous sommes à une époque où produire un jeu est encore relativement accessible malgré les coûts de production très chers imposés par Nintendo sur sa Super Famicom, et où l'on peut s'autoriser l'audace.
A l'origine de l'idée un peu folle de Live-A-Live, on trouve un groupe d'anciens de Square, qui jusqu'ici avaient vivoté en cellules quelconques du corps des équipes de productions, mais n'avaient jamais été aux premiers rangs de la production elle-même, c'est-à-dire au rang des ludoconcepteurs ou démiurges vidéoludiques ; parmi lesquels un homme particulièrement important, qui eut l'idée : Tokita Takashi.
Tokita Takashi ( 時田 貴司), le Directeur de projet et scénariste de Live-A-Live. A gauche, il montre sa position d'autorité au bureau. A droite, il fait le con sur sa page tweeter en faisant un clin d’œil à ce qui a été son premier jeu, et celui qui l'a lancé dans la carrière de créateur de jeux.
Tokita Takashi n'est pas vraiment né de la dernière pluie. En vérité, il est même un des plus anciens de Square. Entré à Squaresoft en même temps que son collègue Akitoshi Kawazu duquel il est très proche, avec qui il partage le prestige d'ancienneté et de créativité au sein de la compagnie, ils possèdent tous deux un capital honorifique qui n'est certainement point négligeable à la fois dans le succès et l'originalité de leur œuvre comme dans le fait que, contrairement à certains autres créateurs tels Matsuno, ces derniers ne se sentirent jamais poussés par la porte pour faire ce qui leur plaisait (même si l'on sent quand même certaines périodes de vaches maigres, bien normal à une époque où produire des jeux devient, progressivement, de plus en plus cher). Né en 1965, et conséquemment âgé de seulement 29 ans au moment de la création de Live-A-Live (et donc en pleine jeunesse, si créative jeunesse), ce dernier n'était pas à son premier jeu, même s'il débutait effectivement dans la tache de directeur : en vérité, il était, depuis longtemps déjà, devenu un des secrets acteurs de la société Squaresoft en voie de devenir le pionnier de l'univers du J-RPG, ayant commencé dans la boîte en tant qu'employé à temps partiel sur les graphismes et les sons. A ce titre, vous serez peut-être surpris d'apprendre qu'il est à l'origine notamment d'une partie des graphismes des Final Fantasy dès le premier épisode (là où son ami Kawazu s'occupait de la ludoconception, et que Nasir Gebelli, lui aussi rentré à Square au même moment que lui, s'occupait de la programmation – mais l'influence de Tokita est si discrète que ce dernier n'apparaissait même pas dans les crédits), ou encore Kawazu ayant déjà eu sa promotion au titre de Directeur avec le fameux Makai Tô-Shi SaGa en 1989 (lit. « SaGa : les guerriers de la tour infernale », le tout premier SaGa, sur Gameboy) Tokita s'occupait là aussi de l'ensemble des graphismes et d'une partie du scénario de ce qui allait pourtant devenir là aussi une des plus importantes séries de la compagnie. En effet, Tokita, si son heure de gloire (à savoir le temps de la direction, pour lui aussi) avait tardé, demeurait un des grands artisans de Square depuis sa naissance. Mais sa propre naissance à la reconnaissance générale attendait encore en ce temps-là.
Mais avant d'en arriver là, posons-nous la question : qui est Tokita Takashi ? Eh bien, comme nombre de créateurs, un homme multiple, et parfois fort mal connu hors du Japon pour toute l'influence décisive que ce dernier a eu dans l'Histoire de la compagnie, mais aussi de nombre des jeux qui sont parfois devenus parmi des classiques absolus du jeu vidéo japonais. Tokita, c'est d'abord, comme très souvent en ce temps de naissance du jeu vidéo, un bonhomme qui n'avait jamais cru qu'il finirait dans le jeu vidéo : ce dernier voulait initialement devenir comédien, et n'avait commencé à bosser avec les boîtes de jeu vidéo uniquement que pour financer ses études de comédien, ce dernier s'occupant de faire essentiellement des graphismes en travail à temps partiel. Finalement convaincu par la qualité du travail de Square sur King's Knight en 1985 (un des premiers jeux de type « RPG » produit par Square), ce dernier propose ses services à la compagnie, qu'il finira par intégrer définitivement (finalement plus par contingence que par vocation) la même année. Sa qualité de comédien (il fit effectivement partie d'une troupe) ne se perdit cependant point dans son nouveau métier : nous le verrons, ce dernier ne s'est jamais départi de ses amours originaux, et l'on serait même autorisé de dire que, artisan victorieux de ce qui allait bientôt définir la différence fondamentale entre ce que l'on a eu coutume de nommer J-RPG et W-RPG, il y a introduit cet élément bientôt identitaire du J-RPG qu'il tenait de sa vocation d'origine : la dramaturgie.
Tokita est à la fois exemplaire des créateurs de jeux vidéo de ce temps, et original. Exemplaire car, comme très souvent en ce temps, on devient créateur de jeu par incidence plus que par vocation ; original car, comme le veut la sus-dite règle, l'on arrive souvent dans le métier avec un bagage d'influences très libre, multiple et beaucoup moins uniformisé que celle des générations ultérieures ayant grandi avec les jeux de ces mêmes pionniers. C'est un amoureux du théâtre qui rentre sur une scène encore vide, où les hésitants échos des malhabiles acteurs se répercutent sur les parois vides d'un parterre encore crédule, peu au fait de ce qu'on peut lui proposer, encore à peine acculturé, et avide de création : il est un professionnel d'un monde d'ailleurs venu en construire un autre. Si l'on poussait, l'on pourrait presque dire que, sans Tokita, le J-RPG aurait eu un autre visage. Pourquoi ?
Car si son nom, avec celui de son confrère Akitoshi Kawazu (avec lequel il forme une sorte de « couple créatif » similaire au couple musical Mitsuda / Hirota), est loin d'être inconnu au Japon-même, nombre de joueurs continuent de jouer, rejouer ou découvrir Final Fantasy IV chaque année en ignorant que ce dernier en a été le Game Designer, et que c'est nul autre que lui qui, avec Sakaguchi, a décidé de donner au jeu ce caractère si magistral, voire (selon ses propres termes) ouvertement cinématographique, visant l'extraordinaire, le spectaculaire, de sorte à démarquer Final Fantasy de la concurrence (notamment Dragon Quest ; une démarcation qui restera, puisque la série Final Fantasy restera reconnue comme étant une grosse série de J-RPG concentrée sur le scénario et la mise en scène, en opposition à Dragon Quest, plus traditionnel et fidèle à ses inaltérables bases). C'est en effet lui qui suggère de faire de Final Fantasy IV un jeu beaucoup plus inspiré du cinéma, avec de la musique, de la théâtralisation, du drame et des rebondissements ; et l'on sait bien que Final Fantasy IV scande un instant majeur pour le RPG japonais dans son identification à une de ses composantes majeures, à savoir le scénario omniprésent et la mise-en-scène théâtralisée.
Le théâtre, il l'aime. A tel point d'ailleurs que, si nous sortons un petit peu de notre cadre temporel, nous voyons qu'il n'a jamais cessé d'y retourner : il a ainsi enfin fondé un groupe de comédiens lui-même à la fin des années 2000, et s'est remarqué en s'amusant à jouer lui-même certains personnages dans ses jeux. Au cours de sa carrière de créateur de jeu, il ne cessa jamais de présenter une très forte homologie de vue avec le théâtre : pour la comédie d'abord, avec un côté très poussé au parodique dans nombre de ses productions comme la série Hanjuku Eiyuu qu'il dirige, ou dans le tragique, comme dans Final Fantasy IV ou dans The Bouncer, de plus médiocre mémoire celui-là.
A gauche,Hanjuku Eiyuusur Super Famicom, dont Tokita a écrit le script. A droite, le très fameuxFinal Fantasy IV, dont il a été le game designer.
Tokita est donc, en ce début des années 90, plusieurs choses à Square : il est le ludoconcepteur respecté de Final Fantasy IV, un jeu déjà classique, et a déjà écrit le scénario d'un jeu, Hanjuku Eiyuu : aa, Sekai wo Hanjuku nare !, un jeu à caractère comique et à l'aspect théâtral très poussé, en 1992. C'est déjà bien posé dans sa compagnie qu'il se propose à la direction de Live-A-Live, qui va devenir son premier jeu, son jeu à lui, où il est Directeur, et décide de l'ensemble.
Live-A-Live n'est cependant point le seul terrain de jeu de Tokita : de nombreux créateurs qui seront ultérieurement reconnus ont en vérité commencé dans le terroir de ce jeu étrange, qui n'a ce faisant démérité à sa tâche. On y trouve également un futur grand ludoconcepteur, Inoue Nobuyuki, que l'on connaîtra plus tard pour être, ayant lui quitté Squaresoft, l'un des fondateurs du studio Brownie Brown, que nombre de nos lecteurs connaîtront sans doute pour avoir été les remarquables (et remarqués) créateurs du MOTHER 3 de Shigesato Itoi, dont il a été le Directeur. Pour le moment, ce dernier est le scénariste de deux chapitres : le chapitre de la préhistoire, et celui du futur proche ; tache non de peu d'importance car, nous le verrons, le chapitre préhistoire est à l'origine même du jeu.
Autre nouvelle venue dans la scène grâce à ce jeu, et nous y reviendrons, c'est Yôko Shimomura aux musiques, qui marque son entrée fracassante dans le répertoire des musiciens de Square, bien avant de devenir mondialement connue par Kingdom Hearts et les RPG Mario : elle fait alors ses premières armes dans le monde du jeu de rôle japonais (avant d'en devenir, comme chacun sait, une des compositrices les plus célèbres) : on n'oubliera pas de préciser qu'elle était déjà, fait étrangement encore peu connu par nombre de joueurs, la compositrice des thèmes aujourd'hui entrés dans la pop-culture de Street Fighter II...
Yôko Shimomura, aujourd'hui mondialement connue, marquait son premier grand succès suivi de renommée avec Live-A-Live. Nous avons cherché des photos de Inoue Nobuyuki (qui ne soient pas des homonymes), mais nous n'en avons hélas point trouvées – nous excusons nos lecteurs de ne pouvoir en présenter.
Mais d'où vient Live-A-Live ? A l'origine, d'un pari qui annonçait tout du navet, de la stratégie bassement commerciale, de l'occasion quelconque : il faut remonter à une des nombreuses revues japonaises de manga, nommément le Gekkan korokoro komikku de la maison d'édition Shôgakukan (maison d'édition adressée aux enfants comme son nom l'indique), revue visant un public d'école primaire, qui avait publié une petite bande dessinée humoristique qui portait déjà le nom de Live-A-Live avec ce sens : de vies en vies. Rapidement, un des mangaka, Kobayashi Yoshinori, décida de publier une illustration d'un petit personnage aux allures préhistoriques (lequel devait bientôt devenir le personnage du fameux chapitre préhistorique du jeu), avec un commentaire afférant : il cherchait une compagnie qui serait prête à produire un jeu vidéo sur ce personnage. Par une mécanique inconnue du sort, c'est Square qui s'est proposé : aussitôt, six autres mangaka de la revue se sont accolés au groupe, et le jeu a pris la tournure de « collection de petits scénarios » qu'on lui connaît, même si, postérieurement, Tokita eût dit qu'ils avaient prévu un « jeu omnibus » bien avant que les autres mangaka n'arrivassent.
Live-A-Live est donc un jeu au départ purement, et nous dirons même bassement commercial : il tirait son argument de vente des fameuses sept illustrations que l'on peut voir sur la boîte du jeu, qui furent on peu le dire cher payées car les droits en furent partagés avec les mangaka plus ou moins célèbres qui les dessinèrent, et avec qui Square partageait les droits sur les personnages – ce qui a compliqué au reste toute réédition du jeu malgré son succès, et sans doute aussi son export à l'extérieur qui relevait dès lors de mission impossible. Live-A-Live est un projet parti d'une pure opération commerciale, ce qu'ignorent beaucoup de joueurs occidentaux jouant au jeu : son succès est précisément d'avoir réussi à se hisser au-delà de la pure opération de vente, pour tirer de ce qui devait être son argument de vente un jeu très particulier, que nous allons maintenant présenter, puis analyser en détail.
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