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IV. CONCLUSION
Live-A-Live est un jeu difficile à décrire. Comme tous les jeux surpassant le titre simple de « jeu » pour atteindre le niveau, paradoxal dans une œuvre de divertissement, hybride entre le simple « jeu » et l'œuvre réelle, statut intermédiaire qui est le lot du jeu vidéo né en un temps de plein capitalisme financiarisé et mondialisé, Live-A-Live divise. Il charme les uns, il laisse indifférent les autres. C'est précisément là-dessus que l'on peut juger de sa qualité : si Tokita et son équipe avaient choisi de simplement faire un n-uplet dérivé de Final Fantasy IV, ils n'auraient gagné qu'un énième RPG bien vendu de la Super Famicom, bien connu en son temps, mais rapidement oublié : et on les peut aligner, tous ces RPG anonymes de la Super Famicom. Mais son originalité, et notamment son très remarqué dernier chapitre à la dramaturgie soutenue, empêcha résolument Live-A-Live de devenir un jeu anonyme et uniquement mercantiliste.
Live-A-Live est aussi un jeu plein de défauts : un déséquilibrage réel entre les sept chapitres, certains étant parfois très pénibles à jouer et mal équilibrés, comme le scénario parodiant Akira, une progression erratique en huit scénarios qui pourra pousser nombre de joueurs à abandonner à un point ou un autre du jeu (certains ont tellement désespéré du chapitre de l'ère Bakumatsu qu'ils en ont abandonné le jeu), mais globalement, il faut admettre une réelle qualité globale du jeu, qui, malgré ses points clivant liés à son pari originel, demeure d'un indéniable mérite.
A titre personnel, Live-A-Live est surtout le jeu que je retiens comme étant le moment où le jeu vidéo japonais s'éveille à lui-même : car cela allait bien moins de soi que du côté occidental. Si en effet, culture de la mécanique et du formalisme oblige, l'Occident s'est, dès les premières machines interactives, essayé à la discussion « méta- »ludique (si l'on m'accorde de mélanger ici maladroitement du latin et du grec ; métapaidique serait plus élégant, mais moins compréhensible !), le jeu vidéo japonais, géré par un cadre beaucoup plus formel, s'est longtemps refusé, pour des raisons tant culturelles (méthode de production beaucoup plus normée socialement) que mécaniques (un univers console beaucoup plus ouvert, avec un large public, là où le jeu vidéo occidental vibrait sur les micro-ordinateurs souvent adressé à des niches passionnées) à s'autoriser ce type de discussion, souvent jugée ou bien adressée à une sorte de minorité d'intéressés négligeables dans une perspective de marché, ou bien trop baroque pour toucher le large public des consoles, développant plutôt des mécaniques très prescriptives et un système narratif plus universel, avec des scénarios certes de plus en plus longs et construits, mais relativement banalisés du début à la fin. Et si en effet Live-A-Live rentre également dans ce processus évolutif du RPG japonais vers toujours plus de scénarisation et de réflexion, intégrant même certains petits jeux symboliques dans l'insaisissable identité de son ultime antagoniste (ce qui n'était pas encore à la mode au temps de la Super Famicom), il est remarquable de voir qu'il sait doubler sa narration à but lucrative d'une narration de type seconde lecture, beaucoup plus subtile, adressée aux joueurs déjà habitués qui, trompés par les codes qu'on leur propose, constatent des surprises derrière le masque aux abords strictement commerciaux du produit.
Live-A-Live est à la fois une entreprise commerciale, et un témoin du jeu vidéo réfléchissant au sens premier du mot (penser à l'allemand nachdenken, penser-après) : il se reflète lui-même, et propose une réflexion sur lui-même et sur son support, en jouant de ce que le joueur attendait de lui. En ceci, il est très comparable à MOTHER 2 sorti la même année, qui sait jouer habilement lui-aussi de sa double identité de jeu commercial et de jeu d'auteur, engageant le joueur et brisant régulièrement le quatrième mur. Live-A-Live le fait d'une autre manière, mais il est un témoin dans cette évolution.
C'est en cela que nous considérions qu'il était digne d'attention : car en dehors même de l'anecdote, il est historiquement signifiant, même si le jeu ne toucha qu'un public très restreint en Occident.
L'après Live-A-Live
Et après Live-A-Live ?
L'avenir fut relativement brillant. Déjà car Live-A-Live fonctionna, contrairement à une idée reçue, très bien au Japon : il devint là-bas un classique, et marqua toute une génération de jeunes y ayant joué, qui plus tard parodieraient ce même jeu abondamment. Mais, surtout, il marqua le tremplin de carrière pour Tokita, qui fut propulsé à partir de là, au sein de Square, au podium si attendu de Créateur de jeu, ludoconcepteur et directeur de projet reconnu. A partir de là, son Histoire au sein de la compagnie ne devait être qu'une tangente ascendante de type f(x) = x², et parmi ses réalisations, citons : Chrono Trigger, dont il fut un des Directeurs (rien que cela), Parasite Eve, qui était un peu son jeu à lui après Live-A-Live (et où l'on retrouve Shimomura aux musiques), et une série de jeux ayant moins marché, dont The Bouncer, un jeu du début de l'ère PS2 ayant été jugé médiocre par la critique.
Inoue aura un avenir non moins intéressant : ayant réussi à percer au sein de la compagnie et à se créer enfin une position en étant à la fois créateur du système de combat et second scénariste du jeu, il put dès lors connaître une substantielle promotion, en devenant pas moins que le scénariste du fameux Legend of Mana juste ensuite, dont cependant l'échec des ventes (causé en partie par une sortie simultanée avec Final Fantasy VIII, ce qui n'était pas le choix marketing le plus sage) l'amena à se disputer avec sa direction et à fonder un studio de production par lui-même : Brownie Brown, dont il devint le patron, et par le moyen duquel il devait plus tard produire le bientôt légendaire MOTHER 3 avec Itoi.
Live-A-Live en lui-même fut un jeu à la postérité complexe. D'abord car, s'il se vendit beaucoup au Japon, il fut jugé trop particulier (et surtout trop prise de tête sur le plan légal) pour subir le début même d'une tentative de localisation outre-océan : le jeu fut alors un petit phénomène local, mais demeura inconnu du reste du monde familiarisé au jeu vidéo. Cependant, le jeu devait connaître une seconde gloire, plus modeste certes celle-là, quand en 2001, le hacker et traducteur amateur états-unien Gideon Zhi prit en main de le traduire en hackant directement le programme pour ensuite le publier gratuitement sur internet. La petite niche de joueurs occidentaux de jeux japonais encore naissante sur internet s'intéressa alors rapidement au jeu, qui intriguait, tant par son évidente originalité par rapport à des standards du RPG japonais qui étaient devenus encore plus saillants qu'ils ne l'étaient déjà à l'époque, que par ses ressemblances qui avaient déjà été remarquées avec d'autres jeux au socle de fans bien établi aux Etats-Unis, comme MOTHER 2 (Earthbound). Cette « petite renaissance » doit cependant être relativisée en cela qu'elle n'a jamais touché qu'une niche très étroite de passionnés, excluant toute sortie « massive » du jeu hors du Japon (le site de Gideon Zhi indique un nombre de téléchargement total de 100 000 sur plus de dix ans ; ce qui n'indique certes pas la vraie diffusion du jeu, clairement supérieure, mais indique bien que l'on est loin d'un jeu devenu « phénomène »), et ceci d'autant plus que les questions de droit compliquent toute question de reproduction.
Tokita remerciant les sept mangaka ayant travaillé sur Live-A-Live à l'occasion de la sortie du jeu sur Virtual Console, sur son twitter. Nobuyuki a d'ailleurs retweeté le message, vingt ans après... c'est dire si Live-A-Live fut un moment clé de leur carrière.
Live-A-Live a cependant connu une troisième naissance, et c'est sa sortie en juin 2015 sur la Console Virtuelle au Japon, mais au Japon seulement. Cette option avait longtemps semblé improbable : en effet, Live-A-Live étant un jeu produit en partenariat avec les sept mangaka qui en partageaient les droits, ce fameux argument de vente, pour nous de si peu d'importance, vite un gêne insurmontable à toute reproduction du jeu au-delà de sa première édition, devenu rare et cher dans les étalons d'un marché de l'occasion japonais pourtant d'habitude très prolifique. Toutefois, après une longue lutte juridique (que laisse entendre le message de remerciement de Tokita sur son twitter, ci-dessus), le jeu est finalement ressorti en format virtuel : ainsi, Live-A-Live est, depuis 2015 pour le public japonais du moins, redevenu un jeu accessible et jouable par tous, avec le statut de classique de la Super Famicom qu'il a obtenu malgré son absence remarquée au cours des années.
Un jeu étrange et original, assez controversé dès que l'on sort du Japon, mais indéniablement une étape intéressante dans le long parcours du RPG japonais pour se construire comme forme d'expression narrative indépendante et originale par rapport à un modèle occidental qui, lui, avait déjà bien de l'avance sur lui.
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